Géniteur

par Elodie Sapin

Ce qui aurait dû me servir de père n’a toujours été qu’un géniteur. Il a baisé ma mère, ma mère est malheureusement tombée enceinte, et je suis née il y a 24 ans. Bien sûr nous étions ce qui ressemblait à une famille : nous vivions sous le même toit. Et puis je suis partie. Et ma mère est partie.

Mon géniteur n’a jamais voulu être père. Il ne s’en cachait pas. C’était même une fierté pour lui qui le criait à qui voulait bien l’entendre. Il a même — je ne l’ai appris que très récemment — obligé ma mère à avorter, quelques temps avant qu’elle soit enceinte de moi.

À partir de là, on comprend son attitude avec moi, de ma naissance à aujourd’hui. On comprend pourquoi il fait la gueule sur les photos de la maternité. On comprend pourquoi il a fait de ma vie un enfer.

On comprend, mais je ne le pardonnerai jamais.

Il y avait les claques. Les fessées si fortes que sa main restait gravée sur mes cuisses de longues minutes. Ces cuisses rouges qui brûlaient tant. Ces pleurs que je ne pouvais plus étouffer, assise entre mon lit et le radiateur, la peur au ventre. Les « coups de pied au cul » qui n’étaient pas qu’une expression. Qui étaient si bien donnés qu’ils atteignaient directement mon anus. Et la douleur qui les accompagnaient. Cette douleur qu’on ne peut saisir sans l’avoir vécue. Le martinet, sur le buffet de la cuisine, qui claquait sur mes fesses.

Comment des lanières si fines pouvaient-elles faire si mal ?

Qu’avais-je fait pour mériter ça ? Je n’en ai pas le moindre souvenir. Je n’étais pourtant pas une enfant difficile. Heureusement.

Heureusement…

Et puis, vers neuf ou dix ans, ça a pratiquement cessé. Les mots ont remplacé les coups. Et je crois que ça a été pire.

J’ai toujours eu des crises d’hyperphagie. Ces moments où je peux engloutir une quantité insensée de nourriture pour un soulagement qui ne dure qu’un temps : après, il y a la culpabilité. Je mangeais en cachette quand j’étais petite. Je suis désormais très douée pour refermer un paquet de biscuits de façon à faire croire qu’il est encore neuf. Bref. J’ai toujours été grosse. Ce surpoids, mon géniteur savait l’utiliser pour me blesser. Un père aurait essayé de comprendre, aurait pu chercher des solutions. Lui préférait m’insulter. Grosse vache. Sale truie. Grosse caye (« truie » en patois). L’arrêt de la cigarette couplé à son plongeon dans l’alcoolisme avait fait de lui un gros bedonnant. Il ne trouvait visiblement pas la situation contradictoire.

La raison de cette haine je la comprenais à présent : je n’étais pas désirée, j’étais un truc trop encombrant dont on ne pouvait pourtant pas se débarrasser comme un vieux meuble, et je devais m’en rappeler à chaque seconde.

Ma crise d’adolescence a été une formidable occasion pour rendre les coups que l’on me donnait. Moi aussi je criais, je cassais. Je vidais ses bouteilles de Pastis dans l’évier, quand je ne les balançais pas par la fenêtre. Ça n’a pas servi à grand chose. Je soufflais sur les braises et recevais des coups de poing en retour. Sur la tête, dans les seins, dans les cuisses. Et toujours ce flot d’insultes et de remarques cinglantes qui m’enfonçaient toujours plus bas. Ces crachats sur la porte de ma chambre, dans mon lit. Ces mots qu’il prononçait à mes oncles et tantes, aux amis. Pour dire que j‘étais une enfant de merde. Et que je devais m’en rappeler.

C’est aussi à cette période que je me suis découverte lesbienne. J’ai lancé ça un soir où les cris avaient particulièrement résonné dans la maison. Pour faire mal. Tout en donnant à mon bourreau une nouvelle corde sensible sur laquelle tirer bien fort. Ce qu’il s’est empressé de faire.

Et puis j’ai eu mon baccalauréat. Et je me suis sauvée à 300 kilomètres de cet enfer. Les choses sont restées les mêmes. Quand je revenais à la maison, de temps en temps, les seuls mots qui m’étaient destinés étaient encore des insultes. Il changeait de pièce si je me trouvais dans la même que lui. Me méprisait.

J’ai eu beau rajouter 200 kilomètres de plus entre cet être puant et moi, il n’a pas quitté ma tête. Il est toujours là. À me rappeler que je ne suis qu’une lesbienne de merde, une grosse vache, une bonne à rien qui ferait mieux de crever.

Et il parait que je dois vivre avec.

Et, parfois, quand je suis au volant, je me dis que ça serait chouette d’avoir un accident. Et me réveiller dans un lit d’hôpital. Parfaitement amnésique.